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Lenverre
25 juin 2008

[Entrelacs]..........

foule01On aperçoit des violoncellistes, on s'emballe pour des vieillards en verre, on frôle des inconnus, on s'arrête quelques secondes à un visage, on a le cœur qui bat plus fort pour un geste esquissé à côté de soi. J'aime la fugacité de ces croisements, la sensation indicible qui en découle parfois, Saudade, la nostalgie à peine ébauchée de ce qui ne sera pas. On n'en souffre pas vraiment mais le cœur soupire brièvement, on n'y prend pas garde. Il reconnaît les siens, les élit, y renonce, le temps d'un battement de cils. On passe comme file  un train dans le paysage arrêté. Ne vous est-il jamais arrivé d'être à la vitre d'un de ces wagons, à contempler le monde ? Un homme attend au volant de sa voiture, arrêté au passage à niveau… Il va au travail ou il en rentre, il part pour la boulangerie ou pour l'autre bout du monde, vous n'êtes qu'une ombre rapide du paysage et pourtant vos regards se croisent, vous voit-il vraiment ? Il  est peut-être sur son balcon, à la table familiale du déjeuner, au bout de sa rue, dans les cheveux de sa maîtresse, à nouveau au passage à niveau, quand vous descendez du voyage si loin de là, quelques siècles plus tard. Vos rythmes sur terre ne sont pas identiques, le temps ne passe pas aux mêmes montres, la rencontre n'aura pas lieu.

Ça me frappe toujours, ces centaines de peaux effleurées rapidement, tous ces regards vite happés par la ville, les magasins, les voitures, les aéroports, les maisons qui se referment. Il en faudrait si peu pour que la rencontre ait vraiment lieu, pour que l'autre s'installe dans votre vie. Si peu et tant à la fois. Une seconde de plus, un hasard, un pas à gauche, un mot… Pendant des années, mon mari est venu rendre visite à son meilleur ami, mon voisin de palier. Il a fallu que celui-ci déménage pour que survienne enfin l'intersection. On peut croire à un dessein, on peut aussi choisir de croire au bordel, au désordre le plus complet. La danse des corps humains nous projette parfois les uns contre les autres, et plus sûrement, nous sépare aveuglément.

Mardi dernier, cette valse m'a laissée à quelques centimètres du corps d'une Dame. Un corps-arbre, dans un grand manteau simple, bleu comme une capote de soldat partant pour le front. Le corps d'une mère à ne pas s'y tromper, un refuge qui doit sentir le savon, l'eau de Cologne, la pâte à tarte et l'eau de Javel. Une reine enlevée à la naissance  et élevée par des paysans ; sous la couronne austère des cheveux sombres coupés au plus pratique, une figure bienveillante sculptée avec rudesse, que les ans ont commencé à fondre un peu sur le cou blanc. Le buste ample est très droit au-dessus des hanches souveraines. Les  jambes sont ancrées au sol par de larges mocassins gris. Aucun fard derrière les lunettes d'opticien mutualiste. Propre et discrète comme une maison de gardien d'écluse planquée derrière une glycine et un banc repeint. On a un peu parlé. Comment est-ce arrivé ? Dans ce tout petit magasin, elle regardait les cahiers aux couvertures bariolées. Elle n'osait pas les ouvrir, parfois son doigt les caressait, elle souriait gentiment. Comment ai-je fini par entendre sa voix où subsiste l'empreinte d'un autre pays, une naissance lointaine au soleil ? Comment ai-je su que sa fille aînée venait de partir en Guadeloupe ? 32 ans, je crois, elle avait enfin trouvé un travail sûr. Elle avait quitté la maison très tôt, bien du souci, il n'était pas dit, il se voyait.

"Vous pourrez aller la voir…".
Oh non, elle doit garder ses petits-enfants, les petits du fils qui lui, est resté. Là, elle a pu sortir parce que sa belle-fille est à la maison. Elle sourit tout du long et tout du long j'imagine les gamins qui l'assaillent comme une montagne sans qu'elle bronche, infiniment patiente. Je sens le fumet de la cocotte qu'elle a mis sur le coin du feu ce matin. Tout en souriant, en évoquant cette fille partie à l'autre bout du  monde, elle soulève ses lunettes et essuie la larme qui lui vient. Elle s'excuse, aplatit vite, sous l'index et le majeur, cette goutte salée, la traîne sous sa paupière, remonte vers la tempe sous laquelle vrombit le souvenir chéri, la main de sa fille, minuscule et confiante dans la sienne, sur le chemin de l'école. Les doigts sont carrés et musclés, ils ont épluché des kilos de légumes, lissé des draps blancs et brodés, tordu des serpillières, passé de la pommade sur des courbatures. Ils se sont posés, maladroits, sur le dos d'un homme dans le noir. La femme qui pleure en souriant dans ce petit magasin a le geste le plus gracieux qui soit pour remettre ses lunettes en place : "c'est un peu dur".

Simplement, complètement : belle.

J'ai eu très envie de la serrer dans mes bras. Ça ne se fait pas, c'est entendu. Je me suis donc retenue. Elle est repartie dans la danse et je l'ai regardée me sourire depuis le dehors qui l'absorbait à nouveau. 

Ecrit et illustré le 14/1/8 pour dedicacessen

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