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Lenverre
25 juin 2008

[Linea adriatica]..........

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Il y a un petit garçon à la fenêtre du train. Pourtant le convoi file dans la nuit, il ne doit rien voir. Le petit garçon a 10 ans et il n’en est pas à son premier ni à son dernier voyage sur cette ligne-là. Il a appuyé son nez à la vitre et si, il voit. Il voit l’Italie d’août 1969 qui dort derrière ses champs et ses murs, dans la berceuse des vagues salées. Il aperçoit les lumières des villes au loin qui pleuvent quand arrivent les gares. Car ce sont bien elles qui jaillissent, comme des cailloux venus de la lune, elles foncent sur le train depuis les ténèbres. Rimini, Catolica, Riccione, Ancona, Pescara, Foggia… L’impact se fait à l’arrêt, choc immobile, rendu plus cotonneux encore par l’heure ensommeillée. Certains voyageurs descendent pour remplir leurs bouteilles aux fontaines, d’autres montent claquant des baisers à ceux qui les regardent partir. Les bruits sont ralentis, feutrés. Rien à voir avec l’agitation de Domodossola, la première gare italienne qu’on a abordée quelques heures plus tôt, à la fin de la première journée de voyage.

A Domodossola, le soleil de début d’Italie avait tapé toute la journée et la chemise du contrôleur était ouverte. Sa casquette était de guingois, il s’essuyait souvent le front. A cause de ce geste, de sa chemise froissée, parce que les couleurs étaient tout à coup plus vives, même en fin d’après-midi, et surtout parce que les bruits humains, voix, rires, toux, pieds qui traînent, cris, avaient envahi l’air, en flots anarchiques, vibrant ainsi que des abeilles, on avait su que la traversée de la Suisse était terminée ; elle était restée de l’autre côté de la frontière, à Brig, à peine 15 km au nord, là où les sons ronronnent, poliment ordonnés, sous des chemises repassées, sans sueur étalée. Les montagnes allaient s’arrêter bientôt. Les entrelacs entre roches et cascades, vaches de cartes postales, gares proprettes et sombres ravins, les passages multiples sous la montagne, les rails suspendus dans le vide, serrés au plus près des flans vertigineux des éléphants de roche alpine, et surtout, surtout le tunnel du Simplon qui était encore le plus grand du monde avec ses 19 km en apnée au cœur de la pierre, tout ça était fini. Il ne restait que de l’Italie jusqu’à perte de vue, de l’Italie à traverser d’un bout à l’autre, durant une vingtaine d’heures.

Il y a une petit garçon à la fenêtre du train. La famille somnole sur les banquettes du compartiment, épuisée par la longue attente en gare de Milan et l’assaut du train qui a suivi. On l’attendait depuis des heures, on avait fini de manger les vivres emballées la veille du départ par la mère en robe à fleurs, les sœurs étaient restées vers elle et les affaires en tas. Un peu de chez-soi posé sur le sol sale et lissé par les semelles des milliers de voyageurs, au milieu d’une multitude d’autres chez-soi d’inconnus. Le leur était imposant, pensez ! Un chez-soi pour 5 et pour un mois, ça en prend de la place ! Un chez-soi de tout un été, de shorts, de jupes courtes en tissu éponge, de caleçons de bain, de culottes en coton, de gilets tout de même parce qu’on s’est habitué à la fraîcheur des soirs d’été français et qu’on ne sait jamais, des fois qu’elle ait fini par faire le voyage elle aussi, par gagner le talon de la botte. Un chez soi augmenté de petits présents pour la famille : du chocolat suisse, des parfums pour les tantes, et même… même cette chose improbable qui épate tant le père qu’il en ramène de sa chasse à l’étranger : du café soluble. Du Nescafé au pays du café roi ! Les femmes ont surveillé tout ce petit bout de leur monde, posé en tour de Pise ficelée dans des cartons et des valises de fortune.

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Le père et le fils ont arpenté le monstre milanais, ses kilomètres de quais encombrés, pour découvrir l’embarcadère où le train s’arrimerait quelques heures plus tard. Le petit garçon a tout enregistré, les numéros, l’odeur et la symphonie des machines qui font halte sous la gigantesque halle. Il n’a pas eu peur un seul instant de se perdre, il y a trop à voir, à entendre aussi, entre le crissement électrique des moteurs et les annonces réverbérées des retards de trains. Ils ont fini par débusquer un homme à casquette et blouse grises, armé d’un diable ; c’est lui qui, moyennant pourboire, les a accompagnés jusqu’au train, tout juste sorti du dépôt, une heure avant le départ. Des centaines de personnes l’ont immédiatement pris à l’abordage, qui par les portes, qui par les fenêtres. La bousculade a été impolie et frondeuse, joyeuse presque, tant pis pour ceux qui n’ont pas eu de culot.

Il y a un petit garçon à la fenêtre du train. Milan est loin désormais. Tout le monde est installé. La porte s’ouvre pourtant de temps en temps, annonçant un voyageur en quête de place, il jette un œil, renonce la plupart du temps, va plus loin, referme, rendant le compartiment à la famille et à la lueur bleutée des deux veilleuses qui sculptent les ombres et les volumes en noir et blanc, comme dans un vieux film. Le petit garçon a la tête qui dodeline sur le rideau qu’il a tenté de plier en oreiller. Le train fait une halte, on ne sait pas trop pourquoi. Un signal, un croisement, on a ralenti, et la mer est là, on l’entend qui vient lécher presque les rails, son souffle sur celui, assagi, du convoi. On devine les cabanes de pêcheurs suspendues entre ciel et eau. Les fenêtres sont ouvertes, l’air de l’Adriatique entre, se mêlant à l’haleine suffocante des wagons. Les filles dorment, la mère s’étire, le père va rejoindre le ballet des insomniaques dans le couloir, Il en ramènera peut-être un compagnon éphémère de causerie, qui partagera un temps leur abri et un coup à boire ou à manger, un ami de toujours avec lequel il s’engueulera dans 20 km. La rêverie du petit garçon pourra reprendre au départ de l’importun. Il pourra égrener le chapelet des gares, dessiner en songe les visages à peine aperçus sur d’autres quais, dans d’autres wagons, dans la même pénombre et le même éternel voyage, comme son propre reflet, fantomatique. Il pourra se laisser aller à ce temps suspendu, à imaginer d’autres voyages, d’autres âges, d’autres rencontres, sa vie dans des trains.

Quand ils arriveront à Bari, il fera jour, il leur restera une heure à patienter pour reprendre un dernier train qui rejoindra enfin Noci et toute la famille qui les attend. La mère les forcera à un brin de toilette aux douches de la grande gare, qu’ils soient beaux pour affronter les regards de leurs cousins. Le petit garçon fera mine de se débarbouiller de ses mirages nocturnes, mais il gardera précieusement les vibrations du train en ses membres quelques jours encore et, celles du voyage, en son âme pour toujours.

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Il y a un petit garçon à la fenêtre du train. Il sait que sa Nonna l’attend, les espère dans la ruelle blanche où les murs penchent à se toucher sous le ciel indigo. Il sait aussi que dans la petite pièce de 35 m2 qui lui sert de maison, là où elle dort derrière le rideau qui ferme l’alcôve, là où elle prie, là où elle puise l’eau par une trappe dans le sol, elle a préparé les melanzane ripiene qu’ils mangeront froides dès leur arrivée, impatients et affamés, c’est la coutume. Il sourit, il a déjà en bouche le goût des aubergines et du fromage mêlés, et même s’il voudrait que l’errance ne finisse jamais, il lui tarde de croquer ce premier bout de vacances, comme on a hâte de donner un baiser.

Ecrit et illustré le 4/3/7 pour dedicacessen

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