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Lenverre
19 juillet 2008

[Après le dîner]..........

Il est si fatigué, tous les soirs il est si fatigué. Elle lui laisse la marche devant la porte de derrière, celle du cellier, pour s’asseoir. Avant, ils ont mangé et il a vidé la bouteille de vin commencée la veille ; parfois elle le regarde quand il boit, il ferme les yeux. Un jour il s’endormira en buvant et il ne sortiront pas prendre l’air derrière la maison. Il passera sa nuit la tête dans ses bras sur la table, elle ne pourra pas même débarrasser son assiette. Elle fera tout propre autour de lui, mais lui dormira les cheveux dans une assiette sale. Elle montera dans leur chambre et dormira en étendant ses jambes jusque sur les draps froids à la place où il ne sera plus.

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Il n’est jamais saoul son mari, pas mal de ses amies lui envient ça. Non, il boit deux verres de vin le midi, trois le soir, jamais plus. Il a le regard à peine éclairci, il ne change pas d’humeur à l’alcool, il commande au vin. C’est lui le chef de ses enivrements refusés. Chaque soir de temps sec, il lui dit, après qu’ils aient terminé le repas : "on va prendre l’air". Ce soir, elle a froid, elle serre les bras contre sa poitrine, dans sa robe bleue en tricot, appuyée au mur de la maison. Il effleure les herbes trop hautes qu’il n’a plus le courage de tondre aussi souvent qu’il le faudrait ; de toute façon l’automne est là, la pousse va s’arrêter d’elle-même.

Elle a froid et il est en tee-shirt, penché sur la houle que le vent soulève dans le jardin. Sûr que si on le regarde de loin, il a l’air plus jeune qu’elle alors qu’ils ont le même âge. Un travail d’homme et une morphologie héritée de lointains aïeux montagnards l’ont gardé mince tandis qu’elle s’alourdissait. Mais il n’a plus la souplesse de la jeunesse, il est simplement noueux. Seul son port de tête est toujours celui du jeune homme qu’elle a rencontré vingt-et-un ans plus tôt, il a gardé ça, ce cou flexible et dur, cette nuque toujours bien rasée en dessous des cheveux clairs, halée. Parfois encore, elle a envie d’y poser les lèvres.  A bien y penser elle n’a pas si souvent baisé cette nuque. Elle en a eu très envie tout le temps au début, mais elle se retenait, c’était si incongru, ces baisers dans le cou qu’elle voulait lui donner, comme ceux d’un homme à une femme. Quand elle finissait par céder à la tentation et, fermant les yeux, venait se nicher en le humant à la naissance des cheveux, toujours plus légèrement qu’elle le souhaitait, il se raidissait un peu, écourtait la caresse. Il était gêné. Pourtant ils étaient toujours seuls lorsqu’elle faisait ça ; elle n’aurait jamais osé en public ! Mais il la regardait drôlement quand elle avait fini, comme s’il ne la reconnaissait pas, il évitait de tenir son regard, redoutant d’y croiser encore ce naufrage qu’elle attendait avec ferveur et qu’il ne nommait pas. Inquiet, il ironisait "allons bon ! la vlà qui me relèche le cou ! qu’est-ce que tu lui trouves donc de si bon ? tu préférerais pas m’embrasser sur la bouche comme tout le monde ?". Faussement comique, il tendait ses lèvres, pour un baiser de boulevard. Elle les effleurait en une bise-excuse vite picorée, rassurante épouse.
Alors elle ne s’y est pas attardée souvent sur la nuque bien-aimée et l’envie prompte, impérieuse, lui en est presque complètement passée. Si elle revient encore de temps à autre, c’est domptée, dressée comme un chien trop obéissant, elle la chasse vite et l’envie se laisse faire, se roule en boule et s’assoupit.

Elle a décidément froid, elle frissonne.
"T’as vraiment du sang de navet", murmure-t-il avec un demi sourire d’automate. Il ne l’a pas vue frémir mais il a ressenti ce mouvement à peine ébauché, la main glacée invisible le long du dos de sa femme, debout à côté de lui. Elle se contente de répondre  : "je ne sais pas comment tu fais". C’est vrai qu’elle ne sait pas quel feu le tient, le chauffe. Quel thermostat interne le laisse si peu sensible aux différences de température. A moins que ce soit elle qui le soit trop. On dirait, à les voir posés ainsi, qu’ils attendent dans un couloir d’hôpital, à la porte, tandis que le médecin ausculte un patient qu’ils sont venus visiter, mourant peut-être. En transit à la porte de leur très propre maison. Ils se parlent peu, attendent, s’oublient. Parfois, ils échangent quelques mots anodins, mais le principal, l’argent, les voisins, la famille, tout a déjà été dit pendant le repas. Que raconter d’autre ? Si, parfois, il dit "tiens revoilà cette sale bête". C’est le chat jaune des voisins, épave toujours affamée, vieux matou amoché de partout qui les guette de temps à autre depuis le mur mitoyen. Il lui jette un gravier, il le loupe tout le temps, pourtant il sait viser. Il rigole en le voyant détaler.

Enfin, il donne le signal : "y a quelque chose de bien à la télé ?" ou : "bon je suis crevé, je vais au lit", de moins en moins souvent : "tu tardes pas trop à venir te coucher ?".
Ils rentrent, la journée s’achève.
Il s’installe au salon devant l’écran ou, plus fréquemment, monte se coucher avec des bonbons et un livre, il aime lire, il est abonné à la bibliothèque. Quand elle le rejoint, le roman est ouvert sur sa poitrine ou tombé à terre, il dort en ronflant déjà, il n’a pas éteint la lampe de chevet qui fait brasiller les papiers de caramels sur le marbre de la table de nuit. Elle n’est pas encore montée ce soir. Elle traîne tant qu’elle peut, elle sait qu’il ne l’attend pas. Elle astique l’évier après avoir rangé la vaisselle, nettoie la nappe cirée jaune, regarde sa main droite qui ramasse les miettes avec l’éponge bien essorée, avant de les jeter dans le vide du bord de table, où elles seront rattrapées la main gauche en cuillère. Elle a toujours aimé ce geste chez les autres. Elle regardait les femmes faire ça, quand elle était petite ; maintenant, sans y réfléchir, mais toujours avec le même plaisir ténu, elle admire la lenteur précise et jamais lasse parce que résignée de ses mains à elle, presque indépendantes d’elle, ses mains d’adulte, de maîtresse de maison rôdée. Elle joue à imiter les grands, elle est grande.

Quand tout est fini, elle s’assoit à la table, bien droite sur son tabouret. Elle regarde autour, à l’affût du moindre détail inhabituel. Il y en a rarement, la pendule ne s’arrête presque jamais, c’est de la qualité, les piles y font de l’usage, la cafetière est toujours soigneusement débranchée, les torchons pendus aux crochets en forme de fleurs, le nombre de cerises brodées sur les rideaux ne change pas, le rythme des gouttes d’eau qui fuient du robinet définitivement récalcitrant à les retenir, non plus. Elle connaît l’assurance de ce moment retrouvé, elle s’y engouffre, s’y love. Elle ouvre les portes, ferme les yeux se met à parler

...

Qu’elle murmure, chantonne ou gémisse, qu’elle crie, c’est dans le silence profond de la pièce qu’elle ne trouble pas. Sa voix est un souvenir de bruit seulement, elle gît en son centre épais, caché, elle est la source qui m’appelle et que toujours j’entends ; à laquelle je réponds. J’arrive. Je viens de loin, de sa peau tendre sur la cheville, de ces dimanches de mai où il pleuvait, je viens des rues que jadis elle traversait et de celles des villes qu’elle ne connaîtra pas, où les passants ne parlent pas sa langue. Je suis de son passé et de son futur, j’approche d’elle portant les parfums qu’elle ignore. Dans mes mains j’ai des tissus qu’elle n’a jamais touchés et dans ma bouche des épices pour la sienne. Je viens de ses premières vacances à la mer, j’habite un coquillage qu’elle a porté à son oreille émerveillée il y a vingt ans, je viens des rires de ceux qui habiteront la maison quand elle ne sera plus là.

Je me pose sur sa nuque qui ploie, je suis léger comme une main jeune, dans son parfum fatigué je frôle sa peau et m’y accroche. Je la mords pour qu’elle s’éveille à moi. Quand elle me sent là, elle soupire et s’abandonne. Je la parcours tout entière, je suis la larme habituelle qui coule de son œil jusque dans son cou, entre les seins tenus dans le coton du soutien-gorge, je suis le doigt aimé qui la connaît le mieux et descend, m’arrête au chaud de ses cuisses serrées. J’entre en elle qui sourit, je la couvre et l’étouffe, je suis la multitude de ses cheveux défaits, le bout de sa langue courbé au palais, je suis l’ongle rose de son auriculaire, la plante de ses pieds qui bat ma mesure électrique, je suis elle, sa sueur, son eau intime et salée, je suis en elle pour une seconde pour l’éternité, elle me reçoit et me réclame encore, je suis le rire qui lui lisse le front.

Je l’emmène, par la fenêtre nous partons, nous volons par-dessus les jardins bien tenus, les choux qui poussent et les corolles fermées, les vers qui creusent des galeries, les chats à l’affût, les feuilles détachées de leurs branches qui tourbillonnent en rondes serrées. Son ventre rase la terre, elle est l’oiseau de nuit au flanc blanc qui me porte. Plus loin, nous nous élevons par-dessus les grands arbres où souffle déjà l’océan de derrière les dunes. Nous prenons les navires anciens qui traversent les tableaux, infiltrés dans la gouache nous remontons le pinceau jusqu’à la main du peintre, dans son bras tendu nous sommes des guêpes vibrantes mais dociles, elle s’allonge sur le sofa de velours grenat, ses bras en couronne entourent sa tête rousse de dormeuse et, tapi dans l’œil de l’artiste, je la regarde, la prends couchée nue et la repose sur la toile, la fraîche endormie. Elle a 17 ans et des promesses dans ses ombres, j’ai son âge, je l’embrasse, nous courons.

Nous sommes au grand bal donné dans le château sur la colline. Dans les salons dorés, les miroirs inventent mille hommes et mille femmes qui dansent, ses pieds volent sur le parquet et sous mes paumes, sa taille de soie précieuse est une carpe vive. Elle tourne plus vite que la terre sous nos pieds dans l’univers, ivre au milieu des archets, elle penche la tête en arrière, son sang bat fort à la veine du cou offert, elle est la plus belle des femmes qui respirent ici et ailleurs. Entre ses cils, dans le mince rai clair du regard, je sais enfin mon visage qu’elle aime, tandis que sa main froisse le billet d’un amoureux nouveau, déjà oublié. Nous sommes repartis. Le voyage ne s’arrêtera jamais, nous le savons ; elle devient chanson, j’en suis le refrain, nous nous cognons aux murs des hôtels secrets avant de tourner en boucle dans les têtes des amoureux. Les carreaux ouverts nous redonnent à l’air libre. Devant une porte entrebâillée en été, une femme hésite à quitter son amant, je deviens sa robe de tissu jaune et ma voleuse complice est la lumière qui me transperce pour dénoncer au monde absent le dessin parallèle des jambes.

Un souffle et nous sommes au Japon, dans la brise qui déflore les cerisiers au jardin du poète, un souhait et elle devient la peau tendue, frappée, effleurée, de tous les tambours entêtants de l’Afrique. Je me cache dans la hanche désaxée d’une antique statue qu’elle caresse lentement sous le soleil de Grèce, elle est vierge tandis que je crie son nom multicolore sur le mur d’une gare abandonnée. Elle est ma tendre enfant que je console, je suis son fils premier qu’elle presse contre son sein affamé, nous devenons chevaux aux galop emballé, sur une falaise battue par la vent, nous soufflons la tempête jusqu’à être le naufrage et ses survivants échoués. La goutte que je bois sur sa peau a le goût ferreux de son sang que j’ai versé… Enfin, je pose ma tête à son genou où l’odeur de mousse rappelle celle d’un puits profond, je me noie, j’oublie, nous sommes posés tous les deux, allongés sur le temps immobile du fond de la rivière qui court tandis qu’elle me laisse déjà.

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Elle m’a chassé. Elle se tait, elle regarde tout autour, rien n’a changé, le tic tac de la pendule accrochée au-dessus de la porte rythme la nuit tombée. Elle ne s’étire pas, se lève simplement, elle sort du placard les deux bols du petit déjeuner, petit bruit mat de la porcelaine qu’elle pose, prépare le café pour le lendemain, parfum de la chicorée qu’elle met au fond du filtre, la vie et elle se reprennent. Quand elle sera couchée à côté de son mari si fatigué, quand elle dormira elle aussi, oublieuse en d’autres songes ordinaires, je serai à son chevet, patient du prochain rendez-vous, suspendu au-dessus de son visage qui m’ignore, flottant dans son souffle régulier, fantôme bleuté imperceptible dans la pénombre, son rêve éveillé.

(un clic sur les images donne accès au format original)


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Commentaires
M
Je suis venue et revenue plusieurs fois, je me suis faite toute petite et je n'ai pas fait de bruit. je ne voulais pas la déranger, la dame du récit, j'ai attendu que le monsieur rentre regarder la télé, et sans un souffle j'ai regardé les paysages des rêves<br /> et puis j'ai attendu que la lumière s'éteigne, et je repars à petits pas, il ne faut jamais troubler les rêves éveillés.
L
Difficile de trouver les mots après ça. Juste et sensible, dans le quotidien comme dans le rêve. C'est beau.
Lenverre
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