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Lenverre

7 septembre 2018

[Souvenirs du paradis]..........

 troisoleils
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L'été ment, on le sait : le beau temps ne durera pas, ni la douceur des choses et la liberté conditionnelle des corps s'arrêtera bientôt devant les armoires à vêtements. Mais quand on étend les bras, là, sous le pin où guette une mésange, que l'on a derrière sa minuscule tête tout le ciel que l'on sait posé sur la mer sans fin, alors rien n'est éphémère ni plus vrai. On appartient à l'écorce et à l'oiseau comme ils sont à nous : pour toujours.

Oui, si je ferme aujourd'hui les yeux, sous mes paupières durent la tiédeur et le vent, les voiles qui filent, le sable où vont les fourmis sous les miettes, la menace des guêpes tout près du poil des chats, le rythme de la vague en réponse à la mécanique des cigales ; survivent un éclat de soleil sur la guitare à côté de sa main, tous les levants incendiaires après les aubes violettes, la fumée que rendent les braises du repas, les ronds de sel sur ma peau à la crème, les voix aimées mêlées, si proches qu'elles pourraient être la mienne. Je les porte encore au milieu de la poitrine sous ma peau, comme un pendentif dont je cacherais la splendeur.

Mais si j'y regarde de plus près… est-ce que persiste, en filigrane du souvenir, telle une tache délavée presque imperceptible, cette sensation furtive de songe, perçue parfois sur la plage laiteuse du début de septembre quand la chaleur s'atténue, ce malaise léger comme un voile gris perle à travers lequel les choses s'épousent trop idéalement et les silhouettes des derniers baigneurs se meuvent si parfaitement ? Et la nuit demeure-t-elle qui vient, épaisse, engloutir brutalement la mer tandis que  la lune reste  accrochée aux montagnes ? Entend-on encore, plus noir que la nuit elle-même, le cri aigu de l'oiseau-machine qui la scande, métronome oppressant ?

La mer sépare. De quel côté du monde est-on quand on la regarde à la fin de l'été ? Si loin. Peut-être morts. Sur la carte postale, on écrira sans mentir : "ici, c'est le paradis" ; puis on retournera écouter la mésange sous le pin.

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15 août 2015

[Pourquoi je mange les roses]..........

 

 

 

rosesParfois, en voyant des dames en imperméable gris aux arrêts de bus, par exemple, ou qui passent dans la rue plus ou moins près de moi, qui vaguement, toujours vaguement forcément lui ressemblent, j’ai une envie assourdissante de la chair de ma mère. Oui sa chair qui sentait l’eau de Cologne, le savon, le pain, le chaton, la fleur et le fruit, la poudre aussi, le mystère des femmes. Quand j’étais petite, j’avais déjà de ces fulgurances cannibales, j’imagine que c’est le désir ou le besoin commun de tous les enfants : manger leur mère. La mienne était particulièrement appétissante. Je n’ai jamais retrouvé cette luminosité qu’elle propageait doucement, tout doucement. Sous la peau, la chair était blonde et pleine, elle faisait penser à du pain ma maman, du pain juste cuit et posé dans la chaleur du fournil, on avait envie de croquer ses bras, parfois je le faisais, je l’embrassais et le baiser se terminait en mordillement. J’avais envie d’un festin de vampire, que mes dents se rejoignent, de lui arracher ce secret radieux qu’elle promenait, le faire mien, le garder à mon tour dans mon ventre, luciole en héritage. Sa peau, comme ses cheveux, était toute fine et il en irradiait, en transparence, une lueur ténue mais vivace, l’éclat d’une seule rose restée au rosier, parfaitement belle et fragile au petit matin de novembre dans le brouillard.


Découvrez Natacha Atlas!

10 juillet 2015

[Il y a des bus]..........

bus

Il y a dans nos villes, juste à côté de nous, ici, des bus qui passent, beaucoup.

Les bus orange d'abord, pour les voyageurs de tous les jours, de ces bus que je prenais pour aller chez mes premiers patrons quand j'étais employée de maison, après ne plus les avoir pris pour aller au lycée ; ce sont les bus de la Compagnie des transports urbains du Pays de Montbéliard. Ils sont arrivés en même temps que la première crise du frère, le déménagement, la rupture, la sortie d'enfance. On y poinçonne un ticket ou on y montre sa carte d'abonnement ou y prend des amendes parce qu'on n'a ni les uns ni l'autre, on s'y fêle les os quand ils pilent et qu'on était debout, mal arrimé. Parfois, sur la ligne 2, on a peur parce que c'est la ligne qui craint, celle qui relie deux des quartiers les plus difficiles de l'agglomération, en passant par la ZUP. Bref, il y a même un bus orange qui va jusqu'à Belfort, et un spécial, en été, pour aller sur la plage de Brognard au bord des étangs et de l'autoroute.

Mais ce n'est pas tout. Il y en a d'autres encore, la route en est pleine, comme la mer est remplie de poissons.

Il y a ceux que je prenais quand j'étais petite, pour aller chez ma grand-mère, tous les mercredis, ou les jeudis, je ne sais plus, les bus des Monts Jura. Bleus, avec un chauffeur qu'on appelait Landru parce qu'il était petit et barbu, aimable avec les dames. Il s'arrêtait boire des coups au bar à Beaulieu, on attendait dans le monstre tout puant, qui se reposait au bord de la route. Je me souviens que dans ce bus, je regardais ma mère de tout près, son sourire ineffable, ténu comme un coquelicot pâle, sa douceur dessus, parce que c'était plus beau et plus changeant que le paysage. "Arrête de me regarder sous le nez, je sais que j'ai l'air bête". Je tenais sur mes genoux les gâteaux à la crème pour la Gabi, si gourmande. Si cet après-midi-là quelqu'un d'autre que nous frappait à sa porte, avant de crier "entrez", elle rangerait le carton avec les gâteaux dedans. Vite, pour ne pas partager. Le Paul, lui, me ferait des tartines de cancoillotte avec son canif, entre deux clopes roulées dans la boîte en alu... je revois parfaitement ses mains aux ongles toujours un peu longs, avec des traces de terre, dessous... des doigts de cuir tanné, comme ceux d'un singe, lisses de fatigue. j'irais donner à manger aux lapins et aux poules. On tirerait quelques raves, j'en tomberais le cul par terre et après, en attendant que maman m'appelle, je chasserais les escargots pour leur course du fond du jardin. Dans ce bus, en hiver, le soir, il y avait des lumières blanches qui me donnaient toujours envie de vomir, et parfois, il y avait la fille de Landru, qui s'assoupissait sur deux fauteuils, sous ses cheveux courts, on aurait dit un garçon, un joli garçon, j'essayais de savoir son odeur, de loin. Les bus des Monts Jura, on me dit qu'ils n'existent plus. Il y a leurs descendants. ce sont les autocars Maron, qui sont... marrons. Ma fille est partie jusque dans le Nord pour chanter, dans un vieil autocar Maron marron ou marron Maron.

Il paraît qu'il y a aussi des bus de grandes lignes... On monte dedans, et on se retrouve en Puglia, dans le talon de la botte. La tante ialienne de Sochaux en a pris un comme ça, un jour, un bus qui allait très loin, de l'autre côté du monde. Moi je n'en ai jamais vu, mais j'aimerais bien trouver l'arrêt de bus pour le bout du monde. Je guette sur le bord des routes, rien. La tata ne sait plus bien et de toutes façons personne ne la comprend, elle parle très vite une langue qu'elle s'est inventée et que personne, en tout cas ni ses enfants ni son mari, n'a pensé à rectifier... pour ce qu'ils en faisaient de sa langue ! Ils l'ont laissée causer. Elle parle entre patois des pouilles, Italien de l'école, Français des voisins, elle parle comme d'autres tricotent sans regarder leurs mains. Pour se passer le temps, sans même s'en rendre compte, par habitude, pour se tenir chaud, elle non plus n'y comprend rien, c'est sans doute pour ça qu'elle sourit au lieu de ponctuer, des sourires-virgules, rapides, suspendus, effacés. Il semble que je la comprenne, moi. Je ne sais pas d'où me vient ce don pour les langues étrangères, mais je l'ai. Elle m'aime bien, me serre fort sous ses mots comme pour une accolade sous des confetti de nouvel an. Pourtant, elle ne m'a jamais dit où se trouvait l'arrêt de bus pour le bout du monde. Elle a bien le droit d'avoir ses secrets.

Il y a des bus pour handicapés, tout petits, aménagés, il y a des bus pour écoliers, avec une pancarte derrière qui dit qu'il y a des enfants à bord, des fois qu'on n'en aurait pas chez soi et qu'on voudrait en acheter un, peut-être.

Et puis il y a les bus avec des ouvriers. Parfois, le soir, on en suit, ils s'arrêtent et on voit une silhouette lente en sortir, noire sur le noir. Pas un signe, rien, la silhouette marche pour rentrer chez elle, dormir enfin. On en voit aussi, de ces autocars, sur le rond-point de Ludwisburg, vides, ils viennent de se décharger aux portières de Peugeot. Ils vont passer la journée dehors sous le soleil ou sous la pluie, comme des animaux plus libres que les hommes qu'ils ont avalés puis vomis, et qui ne sauront pas le temps qu'il fait dehors, sauf s'il pleut très fort sur les toits, peut-être. Même pas, s'ils sont à la presse, on n'entend pas la grêle, à la presse. On sait juste s'il fait trop chaud dehors parce qu'on cuit.

Hier, il faisait très beau. J'étais dans une queue de voitures à la hauteur d'un de ces bus, arrêté lui aussi, de l'autre côté. Quand j'ai levé la tête, j'ai vu une rangée d'hommes. Je ne sais pas depuis combien de temps ils étaient dans ce bus. Leurs visages n'avaient pas d'âges, pas de date. Ces hommes étaient peut-être en route pour le travail dans ce bus-fantôme depuis des dizaines d'années, ils y étaient morts et ne le savaient pas, ou s'ils le savaient, ils s'en moquaient. Le bus ne s'était peut-être jamais arrêté, il tournait sur le même trajet depuis des lustres. Tous les visages aux fenêtres comme un seul, 8 ou 10 paires d'oeils pour un seul regard, dans le vide, en deçà de l'horizon, un regard en dedans, un regard de type qui s'est réveillé une heure avant, qui a mangé vite fait, aperçu sa femme peut-être, un peu les enfants ou leurs souvenirs assis en rond à la table de la cuisine, qui est monté dans le bus, qui a dit "moumf salut" et n'a pas attendu les réponses. Collé à la vitre, hypnotisé par le roulis du car, par la routine, résigné, son "bleu" dans un sac, le sac sur ses genoux, il ne sait pas depuis combien de temps il est dans ce car, ce vaisseau de malheur. Il faudrait que quelque chose explose dehors pour le sortir de sa torpeur.

Il y a des ces bus-fantômes plein de silence, et du silence plein les hommes, le long des routes ; la poussière les couvre et le temps, pendant qu'il fait soleil et que l'on rentre chez soi. Des boîtes qui roulent, sans fleurs ni couronnes.

11 juin 2015

[Parfois, ça me prend]..........

 

 

 

louveJ'ai envie de crier très fort, à en faire tomber le ciel, de mordre des arbres, d'être FOLLE!, et puis aussi que la lune brûle, que rien ne soit comme ça, si tiédasse, si mou. J'ai envie de cheval à bouffer, de sang sur les babines, de mains dans la viande, j'ai envie de fer et de papier. D'arracher. De ramper, de rouler, de prendre, de tendre mon cou à la nuit et d'y hurler en rouge, les oreilles tirées en arrière par le vent animal, ANIMALE!, j'ai envie que le froid me ronge et la course. Griffer, me faire griffer. Avoir 1000 ans et avoir fait des enfants dans tous les fourrés, les entendre m'appeler et galoper, efflanquée, affamée, loin d'eux, en perdre encore, par le cul par terre le long du chemin. J'ai envie de sauter à la gorge des curés et des jeunes filles, de leur percer les yeux et de sucer leurs cervelles. Puis de les vomir et m'allonger, essouflée. Calmée. Juste née.

Crédit photo : Lars Raun


Découvrez Björk!

30 mars 2015

[On va où ?]..........

pietongareDans la petite ville, il y a une rue piétonne longue de 230 mètres. En largeur, elle ne dépasse à aucun endroit les 12 mètres. Elle porte deux noms, successivement. Jusqu'à son milieu, elle s'appelle "rue des Fèbvres". Il paraît que les fèbvres étaient les ouvriers qui travaillaient le métal, comme mon père le fit pendant plus de 20 ans, aux Forges, avant d'entrer dans la grande usine. Mais il disait qu'il était forgeron, pas fèbvre, allez comprendre. Sur sa deuxième partie, la plus rectiligne, elle affiche le nom d'un paléontologue, gloire locale à statue de bronze comme on en trouve dans toutes les petites villes. Mais on s'en fiche, tout le monde dit : "on va faire un tour dans la rue piétonne ?". Au nord, elle est inscrite dans la perspective de la gare sur la façade de laquelle on peut lire l'heure dès la fin de la partie "Fèbvres", même si elles sont séparées par un coude de rue et un bout d'avenue perpendiculaire. Dans la rue piétonne de la petite ville, on trouve dix magasins de vêtements, cauchemars étroits et bruyants d'agoraphobes, dont deux pour les enfants, deux pour les hommes et un pour les grosses. Il y aussi cinq magasins de chaussures,  quatre locaux vides dont celui du fleuriste qui était là depuis des dizaines d'années jute à côté des toilettes publiques, trois bars, autant de  parfumeries, deux : boulangeries-viennoiseries, banques, pharmacies, bureaux de tabac, boutiques de téléphonie, opticiens, bijouteries avec de l'or et des montres de marque, une autre avec du plastique et des perles polychromes, une maroquinerie, l'agence du journal local, une boutique de modélisme, une chocolaterie, un magasin de bonbons multicolores en libre service, une boutique d'articles de coiffure, un relais FNAC et un magasin de bibelots où l'on vient acheter des briquets avec des chatons ou des têtes de mort gravés, des chopes en étain à couvercles, des sabres à accrocher au mur croisés sur du velours noir, de la vaisselle, des biberons géants pour des anniversaires arrosés, des tabliers grivois, des parapluies, des dés à coudre en porcelaine peinte, des paniers, des statuettes d'indiens et de sorcières, des caleçons à l'effigie de héros de bande dessinées ou de dessins animés, des balances où sont inscrits des messages comme "je suis fière de toi". Aux étages, ce sont les appartements hauts de plafond, sur deux ou trois niveaux, avec parfois, derrière les fenêtres, des chats, une silhouette, de la musique, l'écho d'un aspirateur ou des visages. C'est une rue piétonne de petite ville. On a repeint les façades de toutes les couleurs il y a déjà un moment. Sur le toit de l'ancien Prisunic, on a posé des maisons. Les murs de bois sont arrivés comme ceux d'un mécano, par plaques hissées à l'aide d'immenses grues ; la rue était une maquette. J'ai visité le chantier, depuis le salon de la plus imposante maison, en gros plan inhabituel on voit l'horloge du très vieux temple au clocher de guingois et les tuiles luisantes sous le ciel. De l'autre côté, on a vue sur le château des Ducs. Les maisons sur les toits se sont bien vendues. Le dimanche, il n'y a personne dans la rue piétonne de la petite ville. A peine, le matin, peut-on y frôler des messieurs à croissants et à fleurs.

Les matins de semaine, ça se remplit, on va boire des cafés dans les bars qui sont tous du côté Est, à l'ombre. Passant d'un parfum de pain frais à celui du petit noir tout juste sorti du percolateur, le facteur pousse les portes des boutiques ou glisse le courrier par les fentes, les vieux de la petite ville se croisent, les ouvrier des espaces verts arrosent ou réparent, les livreurs de limonade et de parfums oublient que c'est piétonnier. On entend souvent des marteaux-piqueurs et aussi un accordéon qu'un Roumain nouvellement arrivé fait résonner de vieilles chansons françaises. On croise aussi des lycéens, entre deux cours, qui viennent acheter leurs clopes ou passent seulement par là, pour ne pas aller en étude. Parfois, ils vont au Match, qui n'est pas dans la rue piétonne mais pas loin (rien n'est loin, c'est une petite ville), ou ils en sortent, avec de l'alcool qu'ils boivent très vite avant de retourner en cours. A l'entrée du Match, il y a le campement des clochards et de leur chiens, qui s'agrandit d'année en année. Des jeunes sont arrivés il y a peu. Parfois, Michou, le roi déchu des cloches, vient jusque dans la rue piétonne pour hurler : "enculés !" et demander une pièce, dans cet ordre-là ou l'inverse. Un jour, il a trouvé ou on lui a donné un sifflet à roulettes. Il s'est installé devant une des parfumeries et s'est mis à jouer une symphonie pour sifflet. Des dames en  manteaux beiges qui passaient avec des paniers à commissions regardaient leurs chaussures à talons plats d'un air apeuré, ou droit devant elles, avec, sous la permanente, un air réprobateur qui en disait long mais pas trop, pour ne pas s'attirer les foudres du musicien. Il rigolait en crachant ses poumons, entre deux notes et on parlait de lui dans les cafés, en se marrant pareillement. Un vigile noir est sorti de la parfumerie pour lui ordonner gentiment d'aller plus loin. Une autre fois, à l'entrée du parking souterrain en face du Match, Michou, après nous avoir interpellées ma fille et moi ("une ptite pièce mesdames ?") m'a dit qu'il avait une gamine comme la mienne. Je n'ai pas compris si elle avait l'âge de Sara il y a dix ou 20 ans, ou maintenant. J'ai eu peur qu'elle soit morte parce qu'il avait l'air si triste parfois en la marmonnant, les larmes aux yeux. Il a tout de même souri à ma fille de tous ses chicots, honneur rare. C'est difficile de comprendre Michou, la voix est très abîmée par le vin, les intempéries, les cigarettes, l'articulation est superflue. Je n'étais pas peu fière d'avoir reçu ses confidences. Je suis repassée une minute après l'avoir écouté parce qu'en parlant, j'avais oublié de payer, il ne me reconnaissait déjà plus : "une ptite pièce madame ?". J'aime bien l'ambiance des matins dans la rue piétonne, on peut se prendre à espérer, même tard, qu'il va survenir quelque chose de neuf.

L'après-midi, la jeunesse prend la rue d'assaut. Surtout les mercredis et samedis et, bien sûr, les jours de vacances scolaires. On croise des brochettes de filles toutes pareilles et bruyantes, bras dessus, bras dessous, qui arrivent à prendre presque toute la largeur de la rue, entre les vitrines et les terrasses déployées des cafés, désormais au soleil. Elles ont forcément les cheveux très lisses et brillants, souvent des "couleurs", encore plus souvent des balayages trop clairs, très contrastés, et sont presque toutes sans fesses ni hanches dans des jeans serrés, au-dessus de chaussures pointues. Ce sont les filles qui resteront, les filles des collèges des nombreuses ZEP des alentours, des lycées professionnels. Les garçons des lycées généraux sont souvent du même gabarit qu'elles, même s'ils ne se mélangent pas, presque du même sexe, de dos en tout cas, pas plus de fesses ni de formes. Les culs sont plats et bas, s'excusent presque d'être là. Les garçons trop tôt sortis des lycées pros ou n'y étant jamais entrés, eux, sont costauds ou font bien semblant. Il n'y a pas très longtemps, il rentraient leurs pantalons de sport dans des chaussettes blanches, petits bourvils prêts à enfourcher des bicyclettes grinçantes. Maintenant, ils remontent les jambes du jogging au-dessus des baskets délacées (ils doivent décidément avoir peur de prendre leurs pantalons dans les rayons de leurs vélos), les mains dans les poches. Ils ne les sortent de là que pour saluer filles comme garçons d'une poignée de mains, ou d'un check entre initiés. Quand c'est fait, ils les rentrent vite dans les poches, avant qu'on se rende compte qu'ils ne savent pas quoi en faire, patauds et touchants. Ils tiennent eux aussi la largeur de la rue, on les voit de loin, leurs silhouettes barrent le ciel, telles celles des cow-boys dans les films, on ne les voit pas de près parce qu'on n'a pas le droit de les regarder, de près. Comme des chiens méchants que parfois ils promènent, ils mordent si on croise leurs yeux. "Qu'est-ce t'as, toi ?".  Pour ceux qui pourtant s'affichent, le regard qui accoste le leur est une bravade, une injure. Ils croisent les filles, les abordent brutalement, les commentent. Les filles des lycées pros, celles aux chaussures pointues, rigolent ou ripostent, tout aussi violentes, elles s'arrêtent parfois, effrontées, même pas peur. Ils parlent ensemble d'une même voix forte, haut perchée pour les filles. Les visages sont tous différents, les couleurs aussi, on attend un miracle, les bouche s'ouvrent… une seule langue, une seule intonation, les rares mots son vite crachés, tout amochés. Les filles des lycées généraux, celles qui partiront au moins un temps ou en auront l'illusion, passent vite dans leurs chaussures "de bourges", plates et sportives, colorées ou au contraire à talons très hauts qui tordent leurs chevilles sur les pavés, elles ne répondent pas aux injures. Elles attendent quelques grandes enjambées pour se regarder en coin et soupirer. Elles ne vont pas sucer leur père comme recommandé, elles ont eu peur, ne font pas mine, choisissent le dégoût, le rejet. De plus en plus souvent, elles marchent par deux en se tenant par la main, se font parfois traiter de gouines, sourient complices sous les coups d'œil méprisants, méprisent plus fort, bravaches à leur tour, à l'abri des désirs impies, croient-elles. Elles me font penser aux couples de femmes que l'on voyait danser ensemble dans les bals d'antan, quand la guerre ou la paresse avaient pris les hommes. Il y a aussi les couples de jeunes amoureux qui s'embrassent encore aux terrasses mais vite. Plus de démonstration d'amour fou, on a peur que ça dérange, que ça énerve surtout ; ou alors, il n'y a plus d'amour fou. On promène l'autre comme un accessoire qu'on doit avoir, un sac Longchamp, une paire de lunettes Ray Ban, quitte à ce que ce soit une contrefaçon.

Derrière les grandes mèches qui barrent les fronts et scient le regard, planquée sous les parfums de marque mêlés en une cacophonique vapeur, la rue est androgyne et sans chair, divisée autrement que par le genre de ceux qui l'arpentent. Paradoxalement, elle est aussi pleine de sexualité brutale et frelatée, d'envies d'enfants pervertis, persuadés de tout savoir de l'amour et de la sensualité parce qu'ils ont vu des photos et des films pornos, petits singes aux gestes candidement obscènes. Je me demande si,  le soir, quand tous cessent la parade, ils pensent aux mêmes choses, rêvent les mêmes rêves, se retrouvent sans le savoir en peur partagée, en désir similaire et pourquoi pas pareillement romantique, dans leurs lits. Qui sont-ils quand le début du sommeil délace les masques imposés par le grand carnaval ? Qui sont ces débuts d'hommes et de femmes, souvent nés là par hasard, à cause de la proximité de la grande usine ? Qui me dira les terreurs de ceux-là qui auraient pu grandir de l'autre côté des Alpes, de la Méditerranée, du Levant ? Et celles de ceux dont les arrière grands-parents ont déjà été avalés par les grandes cheminées puis par la terre d'ici ? Quelle destinée a réunis là, perdus pareillement, en quête d'étreinte et de guerre, ces enfants du monde que rien ne prédestinait à se croiser, et qui se frôlent, électriques, dans les  2.530 mètres carrés de la rue piétonne d'une ville à barreaux ? Sous leurs yeux clos, que taisent-ils quand la nuit les prend ?

Bien sûr, dans la rue piétonne de la petite ville, il y a aussi, en plus des familles, des couples qui traînent là depuis 30 ans, des femmes sous les voiles, des enfants qui chassent les pigeons et des policiers à pied ou à vélo, ceux qui marchent seuls. Le violoniste pressé d'arriver au conservatoire, la vieille aux seins énormes qui avance péniblement derrière eux, la jeune vendeuse de chez Séphora qui, sous son casque de cheveux noir corbeau, cloue le pavé de ses talons aiguilles, exige qu'on la désire, toise ceux qui le font, guette ses dizaines de reflets dans les vitrines, le laveur de carreaux qui vieillit sous sa perruque toujours de travers, le jeune homme qui, mercredi dernier m'a touchée en plein coeur. Il allait seul au milieu du monde comme on marche sur des braises, très vite pour ne pas se brûler, pour ne pas avoir mal. Il avait enfilé une panoplie presque à la mode, pour ne pas dépareiller, avait tenté de dompter ses courtes boucles blondes qui ne voulaient manifestement pas plier aux diktats des coiffeurs. Maigre lui aussi, le cou perdu dans le tee-shirt, son regard le précédait, en éclaireur, en oiseau vif et inquiet, explorant vite tous les recoins pour débusquer l'ennemi, l'autre, celui qui pourrait le repérer, le désigner, dénoncer l'imposture, le dévorer. Différent et décidé à ne pas le montrer, comme tous, plus conscient que tous, malheureux. La foule était particulièrement dense, il marchait sur le côté de la rue, pour ne pas avoir à contourner un des groupes qui labourent de leur large sillon la rue de l'après-midi de vacances. Croiser sa terreur m'a fâchée, j'ai eu envie de faire dégager les autres, Lautre, cette masse compacte et dangereusement bête, de la faire exploser en centaines d'individus défaits des armes acérées de la meute. J'avais envie de lui ordonner de ne pas trembler ainsi, de ne pas vouloir se fondre, j'avais envie de lui faire plus peur encore que le monstre, d'être cet autre  monstre qui lui ordonnerait d'être simplement lui-même, semblable à tous, unique. Je me suis assise un peu plus loin à une terrasse, toujours fâchée et triste. Un ersatz de Julien Doré, mais roux de poil, mais maigrelet, mais pâlot, mais pas beau, s'écoutait parler en fumant terriblement négligemment. Une jeune fille à queue de cheval et rire hauts lui donnait la réplique. Tout à coup, il s'est penché vers elle et lui a dit : "regarde le mec, là, on dirait le PD de la Nouvelle Star". Elle s'est retournée et a ri un peu plus fort : "Oh putain ! on dirait lui ! t'as vu comme il tord le cul ?". J'ai eu peur qu'ils aient ainsi harponné ma précédente proie, le doux jeune homme, j'ai guetté le reflet de leur butin avec appréhension dans la vitrine noire du café, j'ai aperçu un autre solitaire qui ondulait, c'est vrai, à travers les vagues serrées, le nez en l'air et la démarche dansante. Ce n'était pas mon peureux, c'était son inverse, un insolent au milieu de la voie, royal et provocateur. J'ai souri.

Je pense à une autre solitude éclatante, il y a un peu plus longtemps. J'attendais devant un rideau jaune moutarde, dans un magasin de vêtements, que ma fille me montre comment lui allaient ses nouvelles convoitises. Un trio de petites nanas à chaussures pointues et bassins de jeunes puceaux avait envahi une autre cabine et gloussait en essayant des jeans pour fillettes de 12 ans. Une fille est arrivée, en longue jupe verte, les cheveux relevés dans un lourd chignon de cheveux ondulés, impossible à contenir, sans aucun maquillage. Les trois filles ont ricané un peu plus fort. La fille a été obligée d'ouvrir pour voir dans le grand miroir comment lui allait un jean tout simple, même pas "slim", même pas "carotte". Les filles se sont poussées du coude, l'ont regardée sans vergogne, des pieds à la tête elles l'ont passée au scanner, refusée, haïe instantanément. Elle avait des fesses, elle avait des cuisses, un joli cou rond, des seins sans complexes et peut-être bien sans soutien-gorge, sa féminité débordait de partout, sa chair était paisible et visible, sans provocation, naturellement, de façon insoutenable. Elle n'a pas senti ou n'a pas fait mine, les lances des lipietonsudlliputiennes. Elle est rentrée dans sa cabine, intacte. Une des trois filles plates a grincé : "grosse vache" et les deux autres ont ri très fort. J'ai encore entendu : "j'aurais trop la honte avec un cul pareil". J'ai compris pourquoi ma fille entrouvrait seulement le rideau, se contorsionnait à l'entrée de sa minuscule prison pour s'apercevoir dans le miroir, et puis me guettait du coin de l'oeil pour avoir mon avis forcément muet.

On peut avoir l'illusion de quitter cette rue, avant même qu'elle finisse, par une de ses trois issues à l'Ouest ou par le passage sous le "¨Prisu" à l'Est. D'autres magasins, d'autres miroirs, d'autres envies le long des vitrines et même un peu plus loin, à l'écart, des livres. Mais, dans la petite ville, on finit toujours par revenir dans la rue piétonne et par ne plus en sortir ; nord-sud, demi-tour, sud-nord, les yeux sur l'horloge de la gare qui dit le temps perdu, sans qu'on la croie.

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19 mars 2015

[Bleu citron]..........

Où tu es, est-ce que ça ressemble à Menton ? J'ai pensé à Menton ce matin, peut-être à cause de tout ce soleil par la fenêtre. Où tu es, entends-tu la berceuse des vagues qui arrive par la baie entrouverte ? Est-ce que, même morte comme tu es, jeune morte de dix ans à peine, tellement de peine, tu te souviens ? On m'avait appelée parce que j'avais gagné ; ma nouvelle était la plus belle de toutes les nouvelles de l'univers entier ! Ta fierté, voilà que j'allais être connue à n'en pas douter, en tout cas voilà qu'on me reconnaissait une plume et qu'on me voulait à la fête. La remise des prix était bien loin de chez nous, tu as dit "ce sera nos vacances !" et nous sommes parties toi et moi. Pour tes 60 ans, je t'avais acheté deux robes de la couleur de tes yeux. Voilà, ce fut une semaine bleue. Dans le train, tu te souviens ? Par la fenêtre, un carré indigo sous l'azur entre deux immeubles dans le paysage… : "Annie ! Annie ? c'est elle ?". On n'osait pas parler à haute voix, on aurait eu l'air cruche, le wagon était bourré de bidasses qui claironnaient cet accent des gens qui ont poussé les pieds dedans, comment auraient-ils pu envisager seulement qu'on ne l'ait jamais vue ? "oui, m'man, je crois bien"… Nos deux regards vissés à la vitre jusqu'à la tombée du jour… Bleue. Est-ce que c'est bleu où tu es ? Et non, on ne l'avait jamais vue, tu te rends compte ? Elle ne faisait même pas partie de nos projets, des choses envisageables. Parfois, je rêvais d'elle, dans mon sommeil. Elle était très mouvementée, toujours, tempétueuse souvent, grisâtre, j'y nageais sans effort, portée par le songe.

bleucitron

Nous sommes arrivées à l'hôtel (l'hôtel, maman ! "on ne compte pas, on est en vacances") dans le noir. Une souris courait entre deux réverbères, le long du trottoir ; la rue était déserte à Menton à presque minuit, en juin. Une fois dans la chambre, avant de défaire les valises, vite se débarrasser des chaussures, vite nos pieds nus sur le balcon tiède. Bien sûr nous ne l'avons pas vue. Elle était de l'autre côté de la rue, où les lampadaires n'éclairaient plus. Mais on l'a écouté, longtemps, ce murmure régulier et rassurant. Tu dormais toujours la fenêtre ouverte, elle nous a apaisées toute la nuit et le matin venu elle chantait encore. As-tu encore de ces premiers matins ? Le jour était arrivé jusque sur le bout de nos quatre pieds alignés sous la couverture, il nous a tirées du lit, impatient de nous. Eblouissant, le matin sur la mer. Je ferme les yeux, et sous tes yeux fermés la même image. Entre les galets et le ciel, elle luit d'éclats de soleil comme autant de miroirs tendus. Elle éblouit sans y penser, immédiate et étale. C'est une mer de dimanche en famille, qui ne fait pas mine de charrier tant de poissons et d'histoires, se contente d'être belle et de crier : "viens, c'est l'été !".

Un été comme on n'en imaginait pas, un été sans l'ombre des arbres, sans cachettes dans les buissons, sans bouteille confiée à la fraîcheur de la rivière, un été aux arêtes nues, surexposé et sans mystère à la surface de la terre. Nous y avons participé. Enfin à moitié, tu as gardé ta robe à fleurs. Juste tes pieds dans l'eau, tu sais que je les vois encore ? et toi te baissant, la main dans la vague, le doigt à la bouche, goûter la mer, comme elle est salée ! J'ai pensé à cet instant précis, à voir tes jambes fatiguées caressées par l'écume, à ce vers que j'aime "La mer, la vaste mer, console nos labeurs" (oh tiens, que je te donne des nouvelles d'ici : tu sais qu'il y a une nouvelle mode qui ajoute un "e" au nom du poète ? "Beaudelaire", je le vois écrit partout, c'est rigolo, non ? ça ne lui va pas si mal). Pourquoi tes chevilles sous tes mollets pâles striés par des veines bleues trop saillantes restaient-elles si étrangères à la vague ? était-ce parce qu'à tes pieds était cousu un peu du ciment huilé des ateliers de l'usine ? Plus loin sur un gros caillou sec, tu avais sagement rangé tes mocassins blancs. Des femmes de tous âges dont le tien, lustrées de crème solaire, gisaient sous de grands chapeaux ou trempaient leurs fesses molles habituées au sel. J'ai mal nagé, je n'ai pas su, la brasse coulée était impossible, les yeux brûlaient, le songe ne me portait pas.

C'est en sortant de l'eau, la première fois, de l'eau de la mer, que j'ai eu cette sensation qui m'accompagne chaque fois que j'y retourne : quelque chose qui tient de la liberté, mon corps mouillé sous le vent et sans abri doit participer, il n'a pas le choix. Et parce qu'il n'a pas le choix, il est juste libre d'être imparfait, comme toute chose et il m'en vient une légèreté que je ne trouve que là. Pourtant, je sais bien que je ne fais pas illusion, j'ai eu l'habitude du refuge des terriers et ça se voit, personne ne pourrait croire que je suis née là, sur la grève, à la lumière pleine et crue, dans le vent iodé. Au bord de l'océan, je dois me fondre un peu plus dans le paysage, on peut marcher, ramasser des coquillages, faire des trous jusqu'à l'eau de Chine, ou même lire des livres sans images. A Menton, il fallait bronzer et nous n'avions pas pensé à prendre de la crème. Toute ma peau de fille poussée à l'ombre des sapins y est passée.

citron

La belle semaine bleue, dans un décor qui n'était pas le nôtre, nos vacances d'intruses, t'en souviens-tu ? Les journées à Monaco, les spaghetti à la bolognaise dans de petits restaurants à 45 francs le menu, "on ne compte pas, on est en vacances", le tortillard où braillaient les jeunes italiennes frontalières qui rentraient du travail, tes bonnes manières derrière ton sourire discret, le palais de cette princesse qui te ressemblait, sa roseraie où tu as rêvé, sa cathédrale où tu as allumé un cierge de protestante romanesque, le casino et les machines à sous, le regard de cet homme à la caisse quand je suis allée échanger un billet de 20 francs contre des jetons, ton mal de jambes et les pauses sur les bancs le long de la balade, face à la mer -ne jamais la quitter des yeux, les casse-croûte du soir dans la chambre, la photo de la Cadillac qu'on a prise pour le frère qui aime tant les grosses voitures, les galets qu'on a volés à la plage, la veille du départ, qui pesaient aussi lourd que n'importe quels cailloux ? je suis retournée il y a quelques années là où on les avait pris, j'ai longtemps interrogé la mer inchangée. Dans mon dos, ce balcon où tu n'étais plus.

Où tu es, y a-t-il des citrons sur les arbres et t'en émerveilles-tu ?

Crédit image :
Bernard Obadia - Bleu sur Lumière
Georges Braque pour Lettera amorosa de René Char

Ecrit le 28/3/7 pour dedicacessen

25 février 2015

[Four lane road]..........

fourlaneroaddedicacessen

Elle doit parler quelque part derrière lui. Il perçoit vaguement, sans qu'il le décrypte plus, le bruit qu'elle fait quand elle ouvre la bouche. Comme on n'écoute plus une radio que l'on laisse toujours en sourdine dans la maison, pour l'impression qu'elle donne de tenir compagnie, par paresse d'aller l'éteindre. Il aimerait avoir la paix, il ne formule même pas cette pensée, ce serait lui laisser de l'emprise. Il fait mine de regarder du côté de l'ouest mais n'attend rien, ni voitures –il n'en passera plus guère d'ici le lendemain et elles ne s'arrêteront de toute façon pas ici pour faire le plein- ni le couchant, ni même le repos. Il s'absente simplement, où il n'est pas question d'être heureux ou malheureux, accroché à sa cigarette à moitié éteinte qui le garde physiquement présent dans cette dimension. Son ombre sur le mur tient elle aussi une ombre de mégot au bout de l'ombre de sa main droite abandonnée à l'ombre du vide.

Il est tout entier au-dedans de lui, comme on l'est dans le sommeil. Ses paupières ne veulent pas se baisser, pas plus que les volets de la chambre du premier ; il est habitué à dormir en plein jour. Le bruit continue, une piqûre de moustique, un mot entre par sa nuque : "pomme". La voix de sa femme a dit "pomme". Veut-elle qu'il aille chercher des pommes à la cave ? non il lui en a ramené déjà ce matin. Il repart en ses vergers. Il erre en lui, en ses âges empilés et il est tout baigné de lumière. Il sent tout de même la tiédeur de l'air, l'automne est si clément ce n'est pas normal. Il boirait bien une bière, mais il faudrait bouger ; en plus, elle râlerait. Si elle savait qu'il en a douze au compteur de sa journée… Mais peut-être le sait-elle d'ailleurs et s'en fiche-t-elle. Sinon comment expliquer qu'elle n'ait pas encore trouvé, elle si sagace, la planque à canettes, derrière l'étagère des cartes routières, dans la boutique ? Avant, elle les trouvait toujours. Avant quoi ?

Elle parle à nouveau, elle parle fort. Pour ça, quelquefois il aurait pu avoir envie de la tuer, sans doute pourrait-il passer à exécution pour qu'elle se taise s'il n'était pas si las. Il lui suffirait de contourner la maison, de pousser la porte et de serrer ses longues mains noueuses autour de son cou, il verrait les deux gros seins sous la robe ajustée cesser de se soulever bientôt. Il pourrait revenir à sa brume de fin de journée. Il ne la déteste pas s'il ne l'aime pas mais elle l'encombre, de temps en temps. Elle lui est étrangère et ne le sait pas, ne se pose pas la question, il y a vingt ans qu'ils sont mariés. Il était un beau parti, veuf de trente-neuf ans, sans enfants, une boutique au bord de la route qu'ils allaient bientôt passer à quatre voies. Elle était très jeune, beaucoup plus que lui, il en avait été affolé. Ça n'avait pas duré, un matin, peu de temps après le mariage, il s'était réveillé définitivement dégrisé. La veille, il lui avait fait l'amour et quand ça avait été fini, elle avait enfin ouvert ses paupières de statue pour regarder le réveil sur la table de nuit et avait mal retenu un léger sourire ; rien d'autre.

Elle est toujours belle, il entend les compliments des clients, il voit sa peau si miraculeusement lisse parfois, par hasard, dans l'armoire à glace de la chambre ou par l'entrebâillement d'une porte. Un jour, un enfant ébouriffé était descendu d'une longue voiture rouge, avait pénétré dans la boutique tenant la main de sa mère. Alors que Julia s'extasiait de ses grands cils et de ses yeux noirs, engageant une conversation de dînette avec lui et tandis qu'ils en étaient à échanger leurs prénoms (cette satanée manie qu'elle a de tout oublier pour parler aux jeunes enfants, ce reproche permanent en filigrane de sa mélancolie lorsqu'ils partent !) le petit avait lancé, montrant John du doigt : "et ton papa, il s'appelle comment ?". Comme elle avait ri, décoiffant tout à fait les épis sur la tête du gamin !

"Gâteau". Ah ! il est l'heure de manger et elle lui crie le menu pour l'appâter. Elle en est au dessert. Le mot de tout à l'heure n'était pas "pomme". Il lui fallait un "s" pour aller avec "gâteau". "Gâteau aux pommes", celui qu'il aime bien, qui ressemble un peu à un pudding ; pourvu qu'elle l'ait bien mis au frigo, il préfère le manger très froid. On ne peut pas lui enlever ça, elle sait cuisiner et elle ne rechigne pas au travail, tout est toujours impeccable. Irréprochable. Il laisse tomber sa cigarette, se lève.

 

Crédit Image :
Four Lane Road
Edward Hopper
1956
Huile sur toile
69,8 X 105,4 cm

15 février 2015

[Apprivoiser]..........

animalIl n’a rien dit, il est parti. Elle aurait pu croire que c’était pour une heure. Il n’est pas revenu. Elle a rangé, mangé, s’est couchée dans le lit déserté.

L’animal est venu s'étendre contre elle.

Il était arrivé quelque temps après les premiers feux vifs de leur rencontre, le tout premier soir où leurs mains s'étaient défaites l'une de l'autre. Elle l’avait trouvé qui  l’attendait sur le coin d’une fenêtre, les yeux grands ouverts contre la vitre, dans la nuit moins sombre qu’eux  et avait entrebâillé la fenêtre pour mieux respirer, le voir de plus près, aussi. Tout de suite, il était venu sur son épaule, minuscule comme un bébé musaraigne. Déjà, il avait sa carapace épaisse de pierre grise et, quand sa gueule s’ouvrait,  c’était comme s'il advenait un matin de neige épaisse de l’autre côté d’un double vitrage.  Par la suite, il n’avait fait que grandir, doucement les premiers mois, puis démesurément vite au fil des dernières semaines avant le départ.

Ce soir il tient toute la moitié lisse du lit et son arrière-train préhistorique déborde dans le vide. Au fil de la nuit qu’elle visite, dans laquelle elle ne dort pas, elle le sait qui croît encore. Souvent, ces derniers temps, elle l’a entendu enfler ainsi, une pâte levée à l’étuve, qui se colle aux murs, au plafond, à ses tempes électriques en attendant l’aube et ses premiers mots. Elle le caresse malgré sa répugnance, c'est un vieux marbre humide sous une lune de novembre qui glisse sous sa main. Elle lui parle longuement  en pleurant peut-être. Chaque mot est avalé et le sel avec, l’animal s’étire encore, nourri. Chaque question  est une pierre jetée dans un marécage épais qui coule sans une onde. Elle se serre contre lui, tout contre ; il s'insinue en elle par chaque pore de sa peau qu’il est le seul à goûter, par chaque orifice, par les oreilles assourdies aussi. Il vient apaiser l’arrière de son front vrillé de chagrins, il colmate l'espace entre les souvenirs où bruissait cette musique, ne s'arrête pas, mâche les souvenirs eux-mêmes, jusqu’à les rendre parfaitement compacts et blancs, au point que nul ne  saurait plus les reconnaître. "Courage, je les ferai taire eux aussi", semble-t-il hurler.

L'animal sera le compagnon de l’aube d’après et des jours et des nuits qui suivront. Son corps mouvant prendra possession du moindre recoin, de la vaisselle, des armoires, des vêtements, de la nourriture et de l'eau, de la rue, des magasins,  du cœur des fleurs dans les vases, il serpentera  jusqu'à la cuisine sans quitter le salon, lèchera les murs, dégoulinera du plafond, jaillira des planchers, il s’imposera entre les figures des amis et la sienne, barrage entre leurs paroles et sa consolation, prendra la place des vibrations de leurs voix.

Isolée.

Souvent, elle le maudira, lui jettera des coups de pieds, tentera de le pousser par les fenêtres, aiguisera des lames pour lui arracher des morceaux rouge vif, chantera à tue-tête pour le duper, rira trop fort en espérant l’éloigner une minute. Elle l’attaquera avec ses ongles, ses dents, se débattra l’enterrée vivante.  Un jour sûrement, pour le faire décroître, le retrouver musaraigne inoffensive  sur son épaule et réentendre le passant, elle tentera de jeter à sa gueule obscène toujours affamée toute l’encre noire qu’elle sera capable de presser de ses veines ; qu’il l’avale jusqu’à s’étouffer.

 

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L'animal est partout qui jamais ne répond.

11 janvier 2015

[Mangez-moi mangez-moi]..........

cauchemar01J'ai dormi dans mon frigo ! La chose et son contenu habituels étaient-ils devenus géants ou avais-je rapetissé ? L'histoire ne le dit pas. Je languissais gentiment entre un yaourt au citron et une truite hagarde. Je crois bien que j'ai aperçu l’ombre fantomatique d’un bouquet de persil mais ne saurais le jurer, c'était peut-être de la coriandre ou les têtes échevelées de branches de cerfeuil en conciliabule. J’entendais la rumeur des clayettes du dessous, le camembert hurlait qu’il était fait comme un rat tandis que la mousse au chocolat en sursis de péremption, suppliait qu’on la consomme avant minuit. Au-dessus de moi, les fesses d’une barquette de foie de veau étaient seulement agitées du souffle régulier du sommeil, tandis que le dessous du verre de moutarde pétait des bulles de topaze vite évaporées. Les crevettes ronflaient puissamment dans leur assiette en pyrex et c’était douceur de voir leur orgiaque mêlée endormie ainsi, abrutie dépourvue de rêves. Symphonie dodécaphonique que les parfums mêlés de tous ces aliments, violons désaccordés que leurs bourdonnements mêlés au ronron du frigidaire, dans la nuit transparente. Oui, ce noir-là était translucide, percé de veilleuses vertes de salle de cinéma : "sortie de secours", "halte au feu", "merde à la police", "les oeufs et les laitages d’abord". Dans leur faible clarté, on apercevait les aliments et leur gigue de morts, ralentie comme un brouillard.

Il n’y a que moi qui étais parfaitement immobile, ficelée que j’étais en paupiette de veau. Rouée de coups, aplatie jusqu’à la finesse du papier, roulée cette fois délicatement sur moi-même puis ligotée serrée, je contenais, meurtrie et complice, le secret que des doigts sûrs m’avaient contrainte à garder, un enfant parfumé d’herbes mouillées, informe et patient, attendant en mon centre que l’on me tranche pour apparaître, tendre sous ma chair. J’en éprouvais de la résignation et du contentement, au milieu de cette nuit froide, j’attendais mon heure, sachant qu’avant d’être mordue, moulue, avalée, il me faudrait connaître le feu. Tout était décidément en place dans ma tête engourdie de paupiette, sans plus d'énergie pour de la peur ou des regrets je n’avais même pas à fermer les paupières pour me reposer enfin. Au milieu des autres condamnés, l'indolence me gagnait.

 

Ecrit et illustré le 25/2/8 pour dedicacessen

10 janvier 2015

[Un trou dans ma poche]..........

 

 

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A force de ne pas la recoudre cette poche trouée, il fallait bien que ça arrive, ça me pendait au nez. Plusieurs fois déjà je nous avais ramassés tout cabossés, sur le chemin, j’avais soufflé sur la poussière, remis du neuf , recollé, nous avais ressaisis fort au chaud de ma main, serrés.

Et puis on relâche l’étreinte... parfois, on pense furtivement à autre chose, on dit bonjour à gauche à droite, on ouvre les mains pour saisir un bidule ou un machin, une autre main, un mouchoir, un bâton de rouge à lèvres, on oublie ; ou alors, tout bêtement, épuisé, on s’endort et les doigts se défont de la pierre. Le trésor brinquebale dans le tissu, trouve la sortie et s’enfuit. On ne l’entend pas, cette fois, on n’entend pas le bruit qu’il fait en atterrissant sur le sol. Peut-être parce qu’il s’est envolé pour cette fugue-là ou peut-être parce qu’il a chuté sur de l’herbe, sur un tapis de gymnastique, sur un bout de ouate qui passait, sur un chat qui dormait au soleil… Toujours est-il qu’il ne fait ni gling ni glang, il est par terre ou ailleurs, il n’est plus dans notre poche et on ne le sait pas, on continue sa route ou son rêve, si on dort. Quand on veut remettre la main sur l’agate, sur la bille précieuse, on a le cœur qui se fend en deux. Ou en mille. On ne peut pas compter. On sait qu’on l’a perdu, c’est tout. On a du mal à respirer alors on ne respire plus. On se vide d’air et du reste, on résonne, on déraisonne, on tombe aussi, comme le trésor, tout en dedans de nous, au plus profond et même plus loin. On pourrait se perdre à tomber ainsi. Il faut faire attention mais on ne fait attention à rien. On demande à ceux qui passent «vous ne l’avez pas vu ?», on appelle, on crie, on se tait, on pose des affichettes sur les poteaux le long des routes, chez la boulangère… «recherche le trésor du fond de ma poche trouée». On gribouille son portrait en dessous de l’annonce mais on n’a jamais trop su à quoi ça ressemblait alors on a du mal, ce n’est pas très réussi. De toute façon, personne ne le reconnaîtra s’il le croise, même s’il le ramasse, même en le regardant de tout près ; il n’a pas de nom, il ne pourra pas le lui demander, le trésor finira recouvert de terre ou sur une cheminée au milieu d’autres cailloux grappillés au hasard de promenades. Loin de nous. Ou tout près mais sans qu’on le sache. Loin de nous. On se maudit, on se couperait bien la main qui a lâché la pépite, on lui fait la gueule, on la laisse pendre, on ne lui permet même plus de venir essuyer les larmes, les larmes on les avale, ça ressemble à la mer, on boit la tasse et on n’a plus jamais soif, la bouche est brûlée.

A force de ne pas la recoudre cette poche trouée, il fallait bien que ça arrive. Je me demandais… Tu ne regarderais pas dans ta main si… non ? Non, bien sûr. Tu es si occupé, tes mains tu ne peux pas les garder fermées… Mais toi qui partageais le butin, tu sais à quoi ça ressemblait. Si. Ferme les yeux… tu vois, tu sais. Tu ne voudrais pas essayer de nous retrouver ?

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